De la chaine de montage au Studio d’Ubisoft, le Value stream mapping (VSM)[1] est sur les lèvres de tou.te.s les expert.e.s qui souscrivent à la philosophie DevOps [2]. Appliquer un processus de cartographie des valeurs sur une production de jeu vidéo peut sembler contre-intuitif. Cette méthode, destinée historiquement à un contexte plus manufacturier, permet de comprendre le fonctionnement d’un processus avec une vision d’ensemble. La création d’un jeu vidéo traditionnel n’a rien à voir avec un processus récurrent et stable. Toutefois, avec la croissance des expériences live et du GAAS, la livraison récurrente de saisons et de nouveaux personnages, les processus de production gagnent à être étudiés, testés et validés.
Gaëlle Robert, Laura Metzlaff et Salomé Jugan, de Rainbow Six Siege, ont implémenté le VSM sur leur production. Elles ont profité de la Ubisoft Developpers Conference pour présenter à leurs collègues les leçons, les meilleures pratiques et les découvertes tirées de cette expérience.
Pourquoi utiliser cette méthode ?
C’est un changement vers la philosophie DevOps qui a permis aux gestionnaires de se lancer dans l’aventure VSM, passant d’une structure de production traditionnelle à une organisation en petites équipes dédiées à la production de nouveau contenu. Cette méthode pourrait aussi s’avérer pertinente pour d’autres scénarios, notamment:
- Un changement dans un pipeline de création de contenu impliquant plusieurs disciplines;
- Des flux de travail stables, mais complexes;
- Des retards récurrents dans un processus existant.
Sur Rainbow Six Siege, c’est dans la livraison des opérateurs et des costumes élite que l’approche VSM a été appliquée. Les opérateurs, les héros du jeu possédant armes, gadgets et habiletés différentes, représentent le plus gros produit dans le jeu et leur production complexe prend trois fois plus de tant que les costumes élite qui impliquent un ensemble d’éléments plus simples se déployant à travers plusieurs productions parallèles.
Deux productions idéales pour mettre en place le VSM !
La recherche
Le Value stream mapping, c’est l’identification de chacune des tâches qui sont transférées à un autre intervenant dans un processus de production complexe.
Pour chacune des tâches, on documente le temps idéal pour l’accomplir et le temps réel requis pour l’exécuter. La différence entre ces deux données donne nombre d’informations utiles, notamment sur les goulots d’étranglement, les angles morts de la production et les interdépendances liées aux tâches et la gestion des ressources.
Cette cartographie peut s’opérer à différents niveaux: un produit, un département ou un projet.
Dans le cas de Laura, Gaëlle et Salomé, la cartographie initiale a pris six mois.
Tout d’abord, elles ont réservé une salle de réunion pour cette période. Sur des feuillets adhésifs, elles ont détaillé l’ensemble du flux de travail impliqué dans la production d’un nouvel opérateur et des costumes Élite. Elles ont ensuite demandé aux chef.fe.s d’équipe de valider ces tâches, d’en ajouter ou d’en retirer au besoin et d’estimer le temps requis et le temps idéal pour terminer chacune d’elles. Une fois l’ensemble du workflow terminé, la cartographie a été digitalisée en utilisant Visio et Excel.
Les constats
Exécution : l’importance de la méthodologie
Au départ, une minorité des chef.fe.s d’équipe ont donné une estimation du temps de production précise et juste. La première approximation était généralement bien plus longue que ce que représentait la réalité, puisque les intervenant.e.s n’avaient pas été réellement préparés à l’exercice. Ils se présentaient seul.e.s dans une pièce remplie de feuillets adhésifs pour se faire questionner sur leur méthode. Une expérience qui peut être stressante si l’intervenant ne comprend pas totalement la démarche, les étapes pour bien la réaliser et les bénéfices qui peuvent en être tirés.
L’effet Silo
La production des costumes élite est composée d’un ensemble d’items qui suivent chacun leur processus de production propre. Ces derniers sont suivis par différents gestionnaires qui appliquent leur propre méthode, procédés et ressources. En consultant la cartographie, il a rapidement été constaté que personne n’avait de visibilité sur le projet dans son ensemble, ce qui apportait énormément de redondance dans le procédé.
Saisir les opportunités : Optimiser le processus ou favoriser la créativité
À la suite de l’exercice de VSM, l’équipe en charge des costumes élite a pris le choix éditorial d’investir plus de temps dans la créativité des produits plutôt que dans la réduction du délai de livraison. Cette décision leur permet également d’être plus agile si le nombre de costumes devait fluctuer à la hausse sur une période donnée.
Optimiser sur un produit au cycle plus long
Le flux de production des opérateurs est plus long, complexe et pluridisciplinaire que celui des costumes élite. Pour mesurer le retour sur investissement des efforts déployés en VSM, il faut compter un cycle de neuf mois. Opérer des changements sur un cycle aussi étendu n’est pas chose facile ; constater leur retour sur investissement encore moins.
Avant de se commettre à l’exercice, l’équipe avait une idée plus générale des points de friction lors de la production. La seule information invariable était qu’un opérateur avait un cycle de production de neuf mois. Depuis l’implantation de la méthode, les gestionnaires sont à même d’anticiper quelle période sera la plus critique pour quel type d’opérateur et de mieux gérer les interdépendances susceptibles de retarder sa livraison.
L’avantage des cellules de travail dédiées
Pourquoi utiliser des cellules de travail dédiées? Pour l’équipe de Rainbow Six Siege, la réponse est évidente. Les gens investissent maintenant leur temps plus sainement sur des tâches claires avec un ordre de priorité éprouvé. Depuis l’implantation, les équipes ne consacrent plus leur temps à gérer des urgences, réparer des bugs live en plus d’ajouter du nouveau contenu. Le temps d’itération a été optimisé à l’égard des échanges entre concepteurs de jeu, programmeurs et testeurs.
Un résultat bien concret: l’équipe est parvenue à livrer un opérateur avec 50% moins de bugs, en comptant sur le même temps de production.
Conseils, en rafale
Si vous songez à prendre une approche plus DevOps et VSM, voici, en rafale, quelques conseils :
- Impliquez vos équipes dès le départ pour diminuer le stress et obtenir des réponses réalistes. Votre succès dépend de l’exactitude de ces données.
- Les chef.fes d’équipes sont vos allié.es. Consultez-les, puisqu’ils ont une vision plus claire des interdépendances.
- Travaillez en petits groupes lorsque vous analysez le flux de production. Si vous invitez les chef.fes d’équipe seul.e.s dans une pièce couverte de feuillets adhésifs, il est possible qu’ils se sentent jugé.e.s ou observé.e.s. En petit groupe, les gens auront tendance à échanger sur les différents éléments de la chaine de production et donner des réponses plus détaillées et authentiques, tout en profitant d’une occasion de partage de savoirs.
- Le VSM est voué à évoluer dans le futur, donc il faut prévoir du temps pour le tenir à jour.
Enfin, cette approche vous permet de partager vos meilleures pratiques, soutenues par des données solides. Vous serez en mesure d’affirmer clairement si les modifications que vous aurez apportées à votre pipeline de production de contenu ont eu un impact positif ou négatif sur vos statistiques globales, vous offrant ainsi de vraies opportunités d’optimisation, basées sur des données concrètes.
Article tiré d’une présentation à la Ubisoft Developpers Conference 2020, par :
Gaëlle Robert – Gestionnaire de production, Rainbow Six Siege – Opérateurs
Laura Metzlaff – Gestionnaire de production, Rainbow Six Siege – Skins Élite
Salomé Jugan – Productrice associée en charge des leads Data et des équipes multidisciplinaires
[1] Le value stream mapping ou VSM est un outil regroupant toutes les actions qui amènent un produit d’un état initial à un état final. Le but de cette cartographie est d’obtenir une vision simple et claire d’un processus. L’analyse amènera ensuite des améliorations qui porteront sur la globalité du processus et non sur une étape lambda.
[2] Le DevOps est une philosophie de gestion qui réunit deux fonctions clés de la DSI d’une entreprise chargée du développement d’applications. D’un côté, les équipes de développeurs (Dev) et de l’autre les équipes d’exploitation systèmes (Ops). Cette méthode agile réunit les gestionnaires du développement et des opérations pour déployer en continu les différentes versions ou fonctionnalités d’un logiciel.